Un point suivi d’une ligne qui s’étend à l’infini, fluctuant sans cesse entre haut et bas, au rythme d’un bruit répétitif…
Des hommes, des femmes et des enfants. Des êtres humains comme moi. Des personnes emportés par les songes, perdus dans les méandres d'esprits, manipulés ou formatés, contrôlés, étudiés puis... disséqués, démembrés, analysés, découpés, écrabouillés, torturés... tués sans aucun état d'âme et ramenés parfois à la vie pour continuer les expériences. Sujets d'études et d'amusements, brisés comme de simples et vulgaires jouets, détruits et annihilés en masse. Génocide, disparition de tout respect à la vie, nous sommes considérés comme des insectes nuisibles mais inoffensifs. Sous-développés, dans le meilleur des cas rapidement tués, parfois promus au rang d'esclaves, généralement inconscient de la réalité, simplement baignés dans une des nombreuses expériences horribles que ces choses nous font subir avec une certaine délectation...
L'Agence, la Faction, quelque soit le nom qu'ils se donnent, sont deux branches dissidents d'une même horreur, d'une puissance qui nous est supérieure, qui ne cherche qu'à simplement s'amuser en se débarrassant de nous. Ce qui se joue sous mes yeux n'est rien d'autre que le début de l'extermination d'une race toute entière. Non ! Toute cette entreprise est encore plus grande, plus folle, plus irréelle : la race humaine n'est pas la seule enfermée dans cet endroit fou qu'ils nomment Complexe. Au cours de fuite désespérée, j'ai bien pu voir l'étendue des atrocités commises en ce lieu et sur des espèces loin d'être humaines. Peut être suis-je en train d'assister à l'annihilation de toute forme de vie dans l'univers en ce lieu. Seule la race de mes tortionnaires existerait après avoir complètement détruit toute autre trace de vie, quelle que soit cette dernière.
La tête me tourne, rien qu'en imaginant la disparition de l'être humain, je n'arrive pas à me représenter la destruction pure et simple de la vie. J'ai été catapulté dans un univers inqualifiable où je me bat à chaque instant pour quelques minutes de survie supplémentaires. L'immensité de la vérité est trop forte à supporter.
C'est un rêve... Un cauchemar, je veux dire. En tout cas, ce ne peut être la réalité. Rien ne peut être aussi incroyable que ce que je vis actuellement, ou plutôt que je pense vivre. Il faut que cela cesse, que ce rêve implose et que je m'échappe de cette monstruosité. Je dois me réveiller, rien n'est compréhensible en ce lieu, rien n'est réel, je dois me détacher de cette atmosphère qui m'engloutit, je dois me battre pour en sortir...
Quelque part, dans un endroit calme et protégé, il doit y avoir mon corps qui dort profondément, certes troublé et agité par ce cauchemar, mais je vais me réveiller, je vais me réveiller, je dois me réveiller...
Auprès de moi, il y a cette lumière verte diffuse, malsaine, obscurcissant les ténèbres qui m'entourent... Après tout, je n'ai qu'à arrêter de lutter, à cesser, à me rendre... pour que tout finisse... que tout cela cesse... et que je retrouve la quiétude d'esprit.
Mes yeux ont une immense envie de s'avouer vaincus et ne cessent de cligner. Après tout, le sommeil me sera salvateur...
Foutaises !
Les choses se sont passées très vite. Au moment où je commençais à m'éloigner du réacteur, où la lassitude et le désespoir commandaient mes gestes, l'incroyable tension qui pesait sur moi disparu.
Je me retrouve entouré des créatures abjects de l'Agence et de la Faction. Mes tortionnaires semblent étonnés de me voir reprendre mes esprits et arrêtent d'avancer vers moi. Je comprends alors en un instant ce qu'ils étaient en train de me faire. Et moi qui allait me laisser faire... Me laisser endormir, refusant de croire en la réalité, souhaitant fuir et ne pas me confronter à la situation. Ils m'ont encore une fois manipulé, ils ont réussis à modeler mon esprit, à me conditionner, à me contrôler... Je ne sais par quel miracle je suis parvenu à faire tomber cette domination, mais il est clair qu'ils ne vont pas rester inactif face à cet échec.
Je me relève et use de mes forces, encore faibles, qui me reviennent,et me retourne alors pour courir vers le réacteur et sa source d'énergie obscure en son centre. Pris de vitesse, les créatures ne réagissent pas immédiatement et j'atteins la source avant eux.
De part et d'autre, les créatures de la Faction et de l'Agence m'encerclent. Plus question cette fois de rivalité, il semblerait que je représente un trop grand risque pour me laisser encore agir selon ma volonté.
Ouverture du bal...
« Vous avez failli me mettre à genou et à abandonner. Vous m'êtes supérieur et je ne peux lutter contre vous. Mais pour agir ainsi, vous avez aussi peur de moi, ou du possible danger que je représente. Vous avez fait de moi votre expérience, votre sujet préféré. Jusqu'à ce qu'un dysfonctionnement, une querelle davantage politique qu'idéologique ne permette un événement imprévu : mon réveil et ma disparition. J'ai réussi à vous échapper, moi qui était votre mascotte, votre attention première. Mais cela aussi faisait peut être parti de vos plans ou d'une expérience à plus grande échelle. Quoiqu'il en soit, j'ai percé la vérité à jour, et derrière la prétendue opposition qui semblait vous animer, vous m'avez simplement montré que vous aviez les mêmes ambitions atroces... Toutes ces vies perdues en ce lieu, toute cette inhumanité, cette destruction systématique de l'espoir puis de la vie... Je ne parviens pas à saisir le sens de tout cela, vous avez, et depuis longtemps, dépassé les limites de mon système de valeurs, vous êtes encore plus horrible que tout ce que j'aurais pu imaginer de terrible. Tout au long de ma fuite, j'ai entendu les plaintes, les cris et les douleurs de ces vies qui s'éteignaient devant moi. Les expériences que vous nous avez fait subir ne sont rien de moins que des prétextes à l'annihilation de la vie... »
Autour de moi, chacun prit la parole à tour de rôle, mais les phrases ne me venaient que comme une seule et unique voix.
« Sujet numéro 3, nous vous avons sous-estimé, certes. Vous avez dépassé nos meilleures espérances et nous avons été surpris de votre parcours jusqu'ici. Nous vous avons offert de revenir parmi nous. Cette proposition est toujours d'actualité. Vous serez considéré comme il se doit. Selon votre avis, nous vous effacerons la mémoire complètement ou partiellement, supprimant ainsi les choses qui ont pu vous heurter. Vous n'étiez pas censé découvrir autant de chose sur ce qui vous entoure. Vous n'auriez même jamais du vous sortir vivant de la dernière expérience. Faites désormais preuve de raison et rejoignez nous. Éloignez vous de ce réacteur, offrez vous à nous, montrez nous encore vos talents et vos aptitudes humaines, montrez nous encore votre grande personnalité et votre admirable morale. Nous apprendrons de vous, nous évoluerons, sans doute gagnerons-nous en maturité, en stabilité et en humanité... »
« Quel beau discours, de la part de créatures ignorant ce qu'est cette notion d'humanité, du respect et de la valeur de la vie. Créatures horribles, vous souhaitez de moi que je vous divertisse, que je sois votre marionnette, votre pantin, votre objet. Vous avez tellement contrôlé la vie que vous la pensez trop prévisible... S'il y a bien une chose que j'ai compris, c'est que je ne peux en aucun cas vous faire confiance, et que je préfère mourir que de me rendre... »
Je plongeais la main dans le rayon du réacteur. Cette fois la secousse fut plus virulente, tout autour de nous semblait trembler, un tonitruant grondement venant du fin fond des entrailles du Complexe se fit entendre. La sensation était irréelle, je sentais l'énergie me dévorer et en même temps ne pas apprécier cette intrusion en elle. J'enfonçais alors mon avant bras.
Dansez maintenant !
La secousse fut terrible, une partie des installations en hauteur s'écroulèrent. Des passerelles, des portes, des salles entières chutèrent violemment vers les profondeurs du Complexe. Il n'y avait plus d'échappatoire...
« STOP ! Numéro 3 ! Vous avez gagné, arrêtez-vous immédiatement ! »
Je relâchais, non sans mal, ma pression sur l'énergie du réacteur.
« Très bien, vous disposez d'une certaine... puissance d'argumentation. Nous allons alors vous dire la vérité, quoi qu'elle nous coûte. Vous êtes ici dans l'endroit le plus profond que nous avons exploré. Jamais aucun de nous n'a été plus loin dans le Complexe. Ce réacteur en est la principale source d'énergie. Si vous le perturbez davantage, vous risquez de provoquer une réaction en chaîne dramatique, qui mettrait fin à votre vie ainsi qu'à toutes celles de vos congénères... »
« Vous ne souhaitez évidemment pas être la cause de tant de destruction de vie, vous qui semblez y être si attaché ! Vous disposez d'un moyen de négociation, alors nous vous écoutons, que nous proposez vous ? Que souhaitez-vous ? Nous vous écoutons et nous allons voir ce que nous pouvons vous offrir. »
Lentement, je regardais tour à tour mes interlocuteurs. Une nouvelle lueur habitait leurs yeux, une expression que j'aurais décrite comme étant l'inquiétude. Mais je sentais qu'ils continuaient à jeter à nouveau leur emprise sur moi. Alors sans réfléchir, j'avançais vers le rayon du réacteur.
La pression disparut encore. Les créatures autour de moi se mirent à crier.
« SUJET NUMÉRO 3 ! Ne faites pas cela. Réfléchissez, souhaitez-vous condamner toutes les entités encore vivantes dans tout le Complexe ? Vous les avez vu par vous-même, elles sont légions. Toutes enfermées dans des expériences, où leur attend des épreuves plus ou moins heureuses. Nous pouvons négocier, nous pouvons modifier les conditions des expériences, nous pouvons limiter voire supprimer les morts gratuites, nous pouvons négocier ! Faites appel à votre raison, utilisez les dernières forces qu'il vous reste pour vous concentrer sur la question : ne nous condamnez pas tous à disparaître ! Rejoignez-nous, vous seras exempté d'expérience, vous pourrais même en diriger certaines ! Abandonnez votre idée folle, oubliez cet espoir de mourir, vous êtes beaucoup trop précieux pour nous ! Ralliez-vous à nous ! Quelque soit vos revendications, nous promettons de nous engager à les respecter ! »
Les créatures étaient alors à quelques mètres de moi à peine. Elles déchargèrent une puissance écrasante sur mon esprit, l'envahissant d'images heureuses de certaines de mes épreuves et d'épreuves d'autres cobayes. Paysages idylliques... sentiments de joie... de plénitude... de réjouissance... de jouissance... représentations humaines du bonheur...
Je basculais alors un pied à terre. Rompus, je n'avais plus de choix, plus d'option, plus d'alternative. Je rassemblais mes dernières forces et me relevait.
« Ce... ce que vous appelez... espoir... vous... vous ne savez même pas... ce que cela représente... nous... nous... êtres humains... nous n'acceptons de vivre ainsi... je vais... je vais vous montrer... ce que nous appelons... l'énergie du désespoir... Il vaut mieux...mourir libre... que de vivre privé... de liberté ! »
Je me retournais alors et m'élançait dans le réacteur, dans son centre, dans ce rayon d'énergie concentrée, parsemée de nombreuses variations de vert et de noir, seules couleurs en ces lieux de ténèbres. J'avais agis comme l'avais dicté ma conscience, j'avais décidé de mettre fin à toutes les souffrances... J'avais sauté en espérant que mon geste sauverait toutes les vies emprisonnées dans ce lieu de torture. Au milieu de ce tourbillon d'énergie qui me dévorait désormais totalement, j'eus une dernière pensée pour les autres évadés, peu nombreux. Ma dernière pensée fut malgré tout de l'espoir : j'espérais que ceux qui avaient réussis à s'enfuir, et qui n'avaient pas fait l'erreur comme moi de se précipiter vers l'abysse du Complexe, avaient pu trouver une sortie et quitter ce lieu en passe d'être détruit.
Dépassant les instincts de survie et les règles élémentaires à l'être humain, mon aventure au travers de toutes ces expériences avait forgé une nouvelle valeur, plus importante encore que toute autre. Il n'était plus question de vie désormais, mais de liberté...
Des flammes vertes et noires avalèrent mon corps, la source du réacteur devint instable, toutes les parois de la caverne se mirent à trembler puis à s'effondrer alors que les créatures qui étaient mes bourreaux il y a encore une minute était désormais en train de hurler à la mort, cris de haine et de folie, couverts immédiatement par une explosion provenant du fin fond des profondeurs du Complexe, se répandent comme une flèche, engloutissant tout sur son passage, l'incontrôlable langue de feu verte détruisit toute chose, vivante ou non, sur son passage, entraînant la destruction des expériences, des laboratoires, des salles de surveillances, des explosions en chaîne de fin du monde firent disparaître en un instant ce lieu indescriptible qu'avait été le Complexe...
Et que ce soit la dernière des danses...